Tacuinum Sanitatis ! Vinaigre et poisson frit : sur la piste de l’escavèche
L’Escavèche du Val d’Oise, Momignies
Dans la région de Charleroi et jusque dans la botte du Hainaut, existe un plat hérité d’un passé espagnol, aujourd’hui devenu typiquement belge : l’escavèche. Un mets à base de poisson frit, recouvert d’une sauce vinaigrée et conservé dans des pots en grès.
J’ai suivi la piste de ce plat que je ne connaissais pas pour découvrir sa fabrication, son histoire et surtout, son goût si particulier. C’est à Macquenoise que commence mon voyage. Un village reculé, à une quinzaine de kilomètres de Chimay, perdu dans cette région sauvage et vallonnée. Le dernier bastion belge avant la frontière. Ce matin-là, une brume légère plane sur tout le paysage. Dans cet été caniculaire, ça surprend. Depuis quelques semaines, tout le pays s’était joyeusement convaincu d’oublier qu’on était en Belgique.
Aujourd’hui pourtant, la campagne a un air automnal et ces vapeurs matinales me donnent le sentiment de m’aventurer sur une terre mystérieuse à la recherche d’un secret oublié. Je dois cependant être le seul à ressentir cela car dans la région, l’escavèche, tout le monde connaît. C’est un plat apprécié, connu et reconnu.
« Vous êtes arrivé, » énonce la voix féminine faussement humaine après deux heures de route. Je me gare devant un petit hangar. « Escavèche du Val d’Oise« , annonce la devanture. J’approche et frappe à la porte. Après quelques secondes, derrière une vitre embuée, un visage surgit. Françoise Meulemeester vient m’ouvrir. Sous sa charlotte blanche, elle apparaît contrariée : « On a été livré avec un jour de retard, j’ai voulu vous prévenir mais je n’avais pas votre numéro. »
J’arrive au mauvais moment : « Tout le monde est en train de s’activer. » Mais ce retard inopiné est pour moi plutôt bénéfique : j’arrive au cœur de l’action et observe au mieux le processus de fabrication. Je suis Madame Meulemeester le long d’un petit couloir et pénètre dans l’atelier de production. Dans une grande pièce recouverte d’aluminium du sol au plafond, des vapeurs blanchâtres s’échappent de gros chaudrons en inox : la sauce bouillonne, le poisson frit. Trois dames en combinaison blanche s’activent autour des fourneaux. C’est une vision à la fois futuriste et traditionaliste. J’ai le sentiment d’être dans un tableau de Vermeer : les laitières sont ici munies de cruches en plastique et de louches en métal, mais les gestes dépeints sont simples et ancestraux.
L’escavèche est une préparation culinaire à base de poisson frit et de vinaigre, fort appréciée dans la région
Mélanger, retourner, verser, emballer. Le tout dans une forte odeur de vinaigre et de poisson, les deux ingrédients de base de l’escavèche. « Vous allez sentir pendant trois jours » me lance l’une des cuisinières en riant. La recette de l’escavèche est simple : le poisson, de l’aiguillat de mer, est roulé dans la farine, frit, déposé dans des pots et recouvert d’une sauce à base de vinaigre, de vin blanc, d’oignons et d’épices. Les gestes sont rapides et précis. Dans cette petite entreprise, tout est fait manuellement. La fabrication est restée volontairement artisanale. Une manière évidente pour Françoise Meulemeester de poursuivre une tradition familiale. Enfant déjà, elle aidait ses parents à préparer l’escavèche dans le petit atelier qu’ils avaient à la maison. Rien à voir avec la manufacture moderne d’aujourd’hui, conçue spécialement pour la fabrication du plat régional. Et c’est une affaire qui tourne : trois personnes sont employées à l’année, cinq durant la période estivale. Par an, ce ne sont pas moins de 20 tonnes d’escavèche qui sont produites ici.
Le plat est ensuite vendu dans les restaurants et magasins de la région, commandé pour être servi aux fêtes de village ou lors d’évènements privés. C’est que l’escavèche fait partie de la culture du pays, c’est pourquoi, me dit-on, il est important de la garder au menu et de la faire (re)découvrir a ceux qui ne la connaitraient pas encore. « Avec une bonne bière et des frites, c’est délicieux. » Je ne demande qu’à le croire et je quitte l’atelier de production avec un beau pot en grès offert par la maison.
« Tacuinum Sanitatis« . Dans l’entrebâillement de la porte, Liliane Plouvier, historienne spécialiste de la gastronomie, vient de prononcer ces mots avec solennité. « Le traité médical médiéval, vous connaissez, non ? » Elle me fait entrer et me tend un petit livre. « Tacuinum Sanitatis, le premier manuel dans lequel on peut observer une enluminure montrant des personnes préparant de l’escavèche ! » Je m’assieds sous une tapisserie précieuse et sur un siège molletonné, et observe attentivement l’image. On y voit un homme mettre du poisson dans un pot. La légende dit que celui-ci est infusé dans du vinaigre.
L’escavèche se déguste avec une bonne bière et des frites
« L’escavèche telle qu’on la prépare chez nous est un dérivé de recettes très anciennes. Son origine remonte au monde arabo-perse. Le mot vient d’ailleurs du perse ancien sikbaj, qui signifie potage ou ragoût au vinaigre. Il s’agissait alors d’un plat à base de viande qu’on retrouvait sur la table des rois sassanides de Perse. Mais les Arabes étant de grands admirateurs de la culture gréco-romaine, ils se seraient eux même inspirés d’une recette antique plus ancienne encore. »
Je suis comme un enfant à qui on raconte une histoire passionnante. « Quoi qu’il en soit, l’idée d’un mets conservé avec du vinaigre persiste. La recette se propage alors avec la conquête arabe dans les pays méditerranéens et prend différentes formes. En Espagne, au Moyen-Age, l’escabèche est une sorte de bouillasse de poissons, de vinaigre, de pain et de fruits secs pillés. Et en Sicile, au XIIIème siècle, le roi Frédéric II avait fait élever des petits poissons dans le lac de Lesina pour qu’on puisse lui préparer un de ses mets préférés : la schabetia. Mais c’était autre chose que l’escavèche de Chimay! » Liliane se dirige vers son ordinateur. Elle ouvre un dossier contenant plusieurs fichiers. Je ne peux m’empêcher de lire les noms des documents qu’elle parcourt : dorades, scampis ou artichauts, chaque ingrédient semble avoir sa fiche et son lot de savoirs associés. « Ah le voilà : escabèche ! » Elle me montre un article qui parle de cette version sicilienne : « Il s’agit d’une recette absolument somptueuse avec des légumes et des fruits qui lui confère une saveur aigre-douce exquise. Je l’ai préparée, c’est délicieux. »
Selon moi, pour savourer l’escavèche, il faudrait fusionner la recette de Frédéric II et celle de Chimay.
La passion qui l’anime à l’évocation de ce festin royal me met l’eau à la bouche. « À Chimay, la recette est différente. Elle date probablement de la domination espagnole. Un livre de cuisine liégeois du XVIème siècle fait d’ailleurs état d’une recette proche de celle de l’escavèche. On peut dire que c’est la première trace d’un plat de ce type en Belgique. » Je voudrais terminer notre entretien en revenant un moment au temps présent. Je demande à Liliane, en sa qualité de fine gastronome, ce qu’il faudrait faire selon elle pour que l’escavèche soit de nouveau plus largement appréciée. « Selon moi, pour savourer l’escavèche, il faudrait fusionner la recette de Frédéric II et celle de Chimay. On en ferait alors un mets absolument admirable. »
Il est 20h quand j’arrive chez ma grand-mère. Originaire de la région de Charleroi, l’escavèche, elle connaît bien. Je lui amène le pot en grès reçu au matin à la fabrique. « Ça fait des années que je voulais en manger à nouveau ! » Sur la table de la cuisine, une bière de Chimay et un seau de pommes de terre finement coupées. « L’escavèche, on en mangeait souvent à la maison quand j’étais petite. Je me souviens de ce poisson à la colonne vertébrale un peu molle qu’on dégustait avec des frites. C’était très vinaigré, ce qui pour un enfant est vite écœurant. C’est en grandissant que j’ai appris à l’apprécier. » Elle regarde le pot avec envie, enlève l’élastique avec délicatesse. « Je me souviens qu’on venait nous livrer à domicile. C’était ces mêmes gros pots en grès brun. Je les trouvais très beaux, je voulais les garder, mais à l’époque, on devait les rendre, les vidanges étaient payantes. ». Je la rassure, cette fois, elle pourra garder le pot. Mon grand-père, qui entre temps s’était faufilé dans la cuisine, y va de son expertise : « C’est un plat passe-partout. Il est vite ouvert, directement consommable et il ne laisse pas de déchet. Quand il a fait si chaud, ça serait venu bien à point. »
Un homme qui a faim a le sens des priorités. Ma grand-mère ouvre le pot et dépose délicatement les morceaux de poisson dans les assiettes. Je sers la bière, mon grand-père dore les frites. On s’assied ensemble et on goûte. La frite chaude vient contrebalancer le poisson froid, tandis que la bière apporte une touche d’amertume agréable. La sauce vinaigrée est très particulière, très présente. Je suis surpris, je n’avais jamais goûté quelque chose comme cela auparavant. « Il faut apprendre à l’apprécier, » dit mon grand-père en crachant une arête. Je crois qu’il a raison. On est loin de la gastronomie française, mais ce côté simple, pratique, et en cela très belge, me plait. Parce que l’escavèche a ce côté rustique, sans prétention, mais aussi parce qu’au travers de toutes les histoires entendues aujourd’hui, je remarque qu’elle a rythmé des vies, marqué des repas familiaux et qu’elle doit continuer à le faire. L’escavèche doit ainsi trouver sa juste place, entre la carbonnade et les boulets, entre les chicons gratinés et les moules à volonté, afin d’elle aussi exister au palmarès de nos joyeuses mangeailles.
Contact :
Escavèche du Val d’Oise
Le Val d’Oise 18
6593 Macquenoise
+32 (0)60 51 11 86
contact@escavecheduvaldoise.be
www.escavecheduvaldoise.be
©Photos et texte/Romain Vannekens